NOTE SUR L'ORGANISATION JUDICIAIRE DES AIT 'ATTA DANS LA VALLÉE DE L'OUED DRA'


La présente note sur l'organisation judiciaire des Ait 'Atta s'inscrit tout naturellement à la suite du récent article de David Montgomery Hart sur le droit coutumier des Aït 'Atta du Djebel Saghro *. Mais alors que le propos de cet auteur était de présenter et de commenter un document juridique à partir duquel se laisse pressentir l'organisation socio-politique de cette importante confédération de tribus berbères du Sud Marocain, nous nous efforçons d'analyser ci-dessous la pratique du même droit, tel qu'il était encore en vigueur, il y a moins de quarante ans. Nous espérons apporter ainsi un complément utile aux réflexions de M. Hart. Les éléments de cet aperçu sur le fonctionnement de la justice coutumière des Aït 'Atta du Sahara 2 ont été recueillis dans le Cercle de Zagora8, au cours des années 1952-1953, à peu près vingt ans après que les troupes françaises se soient installées dans la région et aient réalisé la conquête du Saghro et que ses derniers défenseurs, conduits par El Haj Assou Baslam, aient négocié leur soumission au régime du Protectorat. C'est dire combien tous ceux de plus de 35 ans pouvaient garder encore vivace le souvenir des institutions qu'ils illustraient encore quelques années plus tôt, avant d'être assujettis à la législation néo-chérifienne édictée à Rabat. D'une manière générale, les Aït 'Atta acceptaient loyalement de jouer le jeu, au demeurant obligatoire, des nouvelles institutions, mais ils gardaient naturellement la nostalgie d'une organisation
1. David Montgomery Hart, c A customary law document from the Ait 'Atta of the Jbil Saghru *, Revue de l'Occident musulman, N* 1, 1" semestre 1966, pp. 91-112. 2. Ainsi se dénomment eux-mêmes les Aït 'Atta situés au sud du sillon sub-atlasique par opposition aux € Ait 'Atta n'Umalu» («les Aït 'Atta de l'ombre >) installés au nord de cette ligne. S. Les Aït 'Atta sont présents dans 3 circonscriptions sur 4 du cercle de Zagora.
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inséparable pour eux d'un passé récent de quasi-indépendance et d'expansion qu'ils aimaient raconter. Aussi, recueillir des informations relatives à leur ancienne organisation judiciaire était-il assez aisé. Même après un long délai de réflexion, c'est leur mise en ordre qui reste compliquée, car certains aspects de l'adaptation de l'organisation politique aux structures ethniques restent encore dans l'ombre.
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II faut préciser dès l'abord que la « justice coutumière berbère » telle qu'elle fut institutionnalisée par le fameux dahir chérifien de 1930 n'a que de très lointains rapports avec le véritable droit coutu- mier des tribus soustraites pendant de longues années, au pénal comme au civil, à la juridiction du Sultan. Aussi toute référence aux « juridictions berbères » du Protectorat risquerait de nous égarer. Quand, dans les lignes qui suivent, nous faisons mention de « coutume » c'est évidemment ce vieux droit traditionnel des Aït Atta que nous désignons, cette qâ'îda* dont le qânûn d'Igherm Amazdar 5 est assurément l'un des monuments. Mais il ne constitue pas un code 6, et est muet en particulier sur le déroulement des procédures. C'est ce dernier point que nous souhaitons éclairer quelque peu, en l'illustrant si possible d'un cas concret fictif.
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Deux facteurs étaient de nature à faire obstacle à l'exercice de la justice : l'extrême cloisonnement ethnique qui entravait les communications entre les groupes et l'habituel climat de violence qui marquait leurs rapports. Pour rétablir le contact et le mettre à l'abri des contingences ordinaires en le sacralisant, la justice des Aït 'Atta avait recours au tata dont le rôle a été assez peu étudié jusqu'ici et sur lequel il est nécessaire de s'arrêter quelques instants.
4. En arabe : règle fondamentale. 5. David M. Hart., op. cit. 6. Toutefois il était admis en tribu qu'un coutumier des Aït 'Atta avait été établi par un fqih de Moulay Abdallah Ben Hassein et déposé lui aussi à Igherm Amazdar. En réalité, il ne s'agit peut-être de rien d'autre que du qanun rapporté par M. Hart.
l'organisation judiciaire dbs ait 'atta 25
Les Aït 'Atta étaient en effet répartis en plusieurs tribus7. Chaque tribu l'était en unités ethniques plus petites, qui se subdivisaient elles-mêmes selon le schéma d'une pyramide rigoureuse jusqu'à la famille prise au sens large du mot. Les différents degrés de cette pyramide ont parfois été dénommés fraction, sous-fraction, clans 8, etc.. Or, grâce au système du tata, chaque 'Attaoui se trouvait avoir un correspondant judiciaire parfaitement désigné dans chaque groupe ethnique différent du sien à quelque niveau qu'on le considère. Ainsi dans chacune des familles de son clan, dans chaque clan de sa sous-fraction, dans chaque sous-fraction de sa fraction, dans chaque fraction de sa tribu et dans toutes les tribus autres que la sienne, chaque 'Attaoui avait son tata, identifié par le jeu de règles immuables et précises qui n'ont à notre connaissance jamais été exposées clairement. Du moment qu'il connaît son origine — et comment ne l'aurait-il pas connue ? — chaque 'Attaoui sait automatiquement retrouver son tata parmi tous les autres groupes ethniques avec un membre desquels il pouvait avoir affaire. Si pour une raison quelconque, celui-ci n'était pas parfaitement identifié, on le désignait par tirage au sort au sein de la plus petite unité ethnique à laquelle on pouvait arriver sans ambiguïté. Ainsi en allait-il quand un nouveau venu prenait place dans la collectivité Aït 'Atta, soit par adoption, soit parce que, 'Attaoui devenant adulte, il acquérait la jouissance de ses droits civiques. On est mieux renseigné sur la fonction du tata dans le déroulement des procès : il était revêtu par la tradition d'une sorte de caractère sacré tel que tout acte de violence commis en sa présence au cours d'une action en justice était sacrilège et immédiatement sanctionné. Son rôle n'était donc ni celui d'un juge, ni celui d'un avocat. Il consistait simplement à imposer, par le seul fait de sa présence, au demandeur comme à son adversaire, la réserve sans laquelle tout jugement est impossible. Il est évident qu'en cas de conflit armé entre deux groupes ethniques la mise en œuvre de ce subtil réseau de correspondances se trouvait suspendue.
7. Elles-mêmes regroupées en 5 khoms ou 5 cinquièmes. 8. Sous leur aspect politique ces différentes entités peuvent être indifféremment désignées par les usagers sous le terme générique de taqbilt (berb.) ou qbila (ar.) qu'on a traduit par le mot « tribu » mais qui désigne aussi bien l'assemblée des hommes adultes traitant la chose publique et plus connue sous le nom de € jma'a ».
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La justice coutumière des Aït 'Atta comprenait plusieurs degrés : la première instance et l'appel, dont nous essayons ci-dessous de démontrer les mécanismes, afin de donner de leur déroulement l'image qui nous paraît la plus vraisemblable.
a) Jugement de première instance.
Imaginons une « fraction » composée de plusieurs sous-fractions A, B. C. etc., Bassou, le demandeur, appartient à la sous-fraction B ; Mohand, le défendeur, à une famille X du clan « a » de la sous- fraction A9. Pour citer le défendeur à comparaître, Bassou fait intervenir Ali, son Tata en A. Or, celui-ci se trouve par exemple appartenir au clan « b » et non au clan « a » comme le défendeur. Pour joindre celui-ci, Ali fera appel à Barka, son propre Tata en « a ». Si ce dernier, au lieu de faire partie de la famille X de Mohand, relève de la famille Y, il fera à son tour appel à Lahcen, son Tata en X, proche parent du défendeur. Celui-ci enfin faisait prévenir Baha, son Tata en B. Dès lors, les personnes mises en cause sont prêtes à comparaître. Ce sont : 1° Bassou le demandeur; 2° Ali, le Tata de Bassou en A;
9. Ce schéma fictif est pris sur le modèle de la fraction des Msouffa et se présenterait réellement comme suit :
•Traction" : Msouffa
(A) (B) "Sous-Fraction": AitKrat , Ait Mohand ou Moussa (Bassou) (Baba) r i (b) (a) "Clan": Ait Qessou ( Ali) Igouren
i i~r (X) ■ (Y) "Famille" : Ait Ali ou Hsayn (Mohand) Ait Taghran (Barka) (Lahcen)
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3° Barka, le Tata de Ali en « a » ; 4° Lahcen, le Tata de Barka en X; 5° Mohand, le défendeur; 6° Baha, le Tata de Mohand en B. Mais, seules les parties proprement dites ont droit à la parole. Les Tata sont des témoins silencieux dont la présence garantit que tout se passe selon la qâ'îda. La première audience ne comportait pas l'intervention des juges, mais tout ce qui comptait dans la qbïla du défendeur était généralement présent, le cheikh avec eux. Mais celui-ci n'intervenait pas directement car la fonction judiciaire était remarquablement indépendante de celle du commandement10. Le demandeur ayant exposé ses griefs, le défendeur en reconnaissait le bien-fondé ou bien les rejetait. Dans le premier cas, le demandeur Bassou prend son Tata Ali par l'oreille en disant : « at-gh-khef-ennek aw tata », c'est-à-dire « c'est entré dans ta tête, ô Tata ! » Le coupable dédommageait alors le demandeur et versait en outre une amende dont le cheikh prenait le quart pour lui et le reste pour la fraction. Au cas où le défendeur réfutait l'accusation portée contre lui, il était astreint à prononcer un serment collectif par cinq co-jureurs, ou dix, même davantage suivant la gravité de l'accusation. Mais il pouvait aussi refuser de prêter serment, à charge pour lui de solliciter la sentence des juges, les cuit 'dchra 1X. Le cheikh les désignait sur le champ parmi l'assistance et ils rendaient alors leur verdict. S'il s'agissait d'un vol simple, l'inculpé pouvait demander un jour de délai et restituer discrètement l'objet au cours de la nuit.
b) Procédures d'appel.
Les parties pouvaient interjeter appel de la sentence prononcée par les Aït 'achra. Il y avait deux sortes d'appel, le petit et le grand ; mais dans les deux cas, il s'agissait en réalité plus d'une consultation juridique que d'un nouveau jugement.
10. Il semble que le cheikh (en berb. amghar) Investi d'une sorte de pouvoir exécutif se trouvait à la tête de qbtla-s constituant des unités ethniques, homogènes à un niveau donné, d'importance minimum de l'ordre d'une cinquantaine de feux, mais ne dépassant pas non plus un chiffre maximum de 300 feux environ. 11. Théoriquement : < les Dix », mais le nombre était en réalité variable.
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Pour le « petit appel », les parties choisissent une fraction voisine devant la « jma'a » de laquelle on ira porter l'affaire. L'adversaire de l'appelant désigne ensuite un mandataire dénommé h'âkem12 que l'appelant peut récuser. Il peut en récuser un second. Il devra accepter d'office le troisième. Ce h'âkem est mandataire commun des deux parties. Tout en conservant l'anonymat des personnes mises en cause, il va exposer l'affaire à la jmâ'a de la fraction choisie et rapporte leur réponse. Ses honoraires étaient d'un demi ryal13 payable par la partie succombante. Le « grand appel » était une démarche beaucoup plus grave et onéreuse. L'affaire est portée aux ti'aqqidin des Aït 'Aissa ou Brahim d'Igherm Amazdar 14 par un h'âkem comme dans le cas précédent. L'appelant lui confiant son mandat en public et séance tenante, son adversaire a vingt-quatre heures pour l'agréer ou non. Une fois le hâkem accepté par la partie adverse l'appelant lui offre à déjeuner et lui expose à nouveau toute l'affaire en tête à tête, le h'âkem ne prend le départ que trois jours plus tard, délai pendant lequel de nouvelles rencontres avec les parties peuvent lui permettre de parfaire sa connaissance de l'affaire. Arrivé à Igherm Amazdar, le h'âkem se rend auprès du cheikh des Aït 'Aissa qui convoque les ti'aqqidin16. A Igherm la justice était gratuite et l'hospitalité assurée au h'âkem, jusqu'à ce que l'arrêt fût prononcé. Le h'âkem revenait alors dans sa tribu. La jmâ'a, les plaignants, leurs tata se rassemblaient à nouveau pour entendre le jugement des tïaqqidin. Chacune des parties avançait de six à quinze « réaux » pour l'indemnisation du h'âkem. Celui-ci rapportait alors le résultat de la consultation et ramassait l'argent de la partie succombante. Il semble que cette procédure solennelle soit restée assez exceptionnelle; dans la circonscription de Zagora, en tout cas, on ne relevait guère plus de cinq ou six affaires qui montaient en appel à Igherm Amazdar chaque année.
12. De la racine HKM : ê.sage. 13. pièce de 5 francs. 14. Voir D. M. Hart, op. cit., p. 97 à 106. 15. Sur le choix de ces juges, il semble que notre informateur se soit laissé emporter par une logique imaginaire qui l'éloignait de la réalité. Selon lui, en effet, les membres de la cour suprême des Aït 'Atta étaient tout naturellement les délégués des cinq khoms à raison de deux par khoms. Il ajoutait que le juge convoqué qui ne répondait pas à l'appel du cheikh était astreint à payer 100 réaux d'amende.
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La justice coutumière des Aït'Atta de Zagora ne connaissait pas les restrictions de compétence que le Protectorat y a introduites par la suite. Elle s'appliquait en particulier aussi bien au civil qu'au pénal qui fut transféré en bloc à la justice caïdale, et concernait aussi bien les Aït 'Atta eux-mêmes que leurs clients Draoua qui furent placés sous la juridiction des cadis 16. Quant au découpage du terroir des Ait 'Atta en ressorts judiciaires, il n'était autre que celui qui découlait de l'organisation tribale elle-même. Il semble en effet qu'à chaque niveau du découpage ethnique les jma'a-s coutumières aient détenu tout au moins partiellement le pouvoir judiciaire, mais qu'en réalité il ne s'exerçait pleinement qu'au niveau des fractions de tribu placées sous l'autorité des cheikhs. Il arrivait parfois qu'on réunît des jmâ'ars inter-tribales dans l'enceinte sacrée de h'orm-s dont chacun admettait le caractère inviolable. ♦ *
Dans les dernières années qui ont précédé l'installation du Protectorat dans la moyenne vallée du Dra', les institutions politique et judiciaire des Ait 'Atta s'étaient considérablement dégradées. En effet la région vécut une période prolongée et continue de luttes qui furent plus favorables au renforcement du pouvoir personnel des chefs de guerre qu'au fonctionnement d'un régime quasi démocratique qui ne pouvait se développer sans un minimum de coexistence tribale et sans le respect général de certains tabous. Le Protectorat, puis l'Indépendance achevèrent de ruiner les institutions coutumières des Aït 'Atta. Il serait peut-être urgent d'en rassembler les dernières traces qui subsistent assurément dans la mémoire des gens et dans les archives personnelles de quelques héritiers des anciens notables, car l'organisation passée de cette importante confédération peut constituer pour les sociologues le champ de recherches fondamentales intéressantes et fournir éventuellement une clé de l'analyse socio- politique actuelle de la région qui s'étend du Dra' au Tafilalet en passant par le Saghro.
16. Il faut noter toutefois que l'importante fraction des Ilemchane du Draa était passée de la coutume au chrcf vers 1900.



Louis-Jean DUCLOS.

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